mercredi 2 avril 2008

Le lobbysme, au cœur de la stratégie d’entreprise

Le débat parlementaire français de Mars-Avril 2008 autour du projet de loi sur les OGM a démontré l’importance et l’efficacité du lobbysme dans la stratégie d’entreprise. Une loi somme toute anodine, qui imposait un principe de précaution sur l’utilisation d’OGM comme le maïs transgénique Monsanto, le MON 810, a été attaquée avec violence par une majorité de sénateurs UMP, par le président de l’assemblée nationale, Bernard Accoyer, lui-même, et par le président de la commission des affaires économiques, Patrick Ollier. Les partisans de la loi, comme le sénateur Jean-François Legrand, ont été vilipendés par leurs confrères acquis à Monsanto. Cette loi n’était en fait réellement gênante que pour un seul acteur : Monsanto, qui voyait sinon disparaître du moins se décaler dans le temps le marché français pour ses semences OGM. Il est vrai que cette interdiction remettait en cause son business model, qui repose sur l’obligation pour les agriculteurs d’acheter chaque année ses semences brevetées et stériles, et dans la foulée ses pesticides comme le Roundup dont certaines OGM sont protégés… Mais qu’une multinationale américaine, cherchant à prélever une rente sur l’agriculture française, et dont l’impact sanitaire et environnemental est sujet à caution, parvienne à « actionner » des élus français et non des moindres, démontre qu’en matière de lobbysme Monsanto est un modèle exemplaire. Le lobbysme est bien au cœur de la stratégie de Monsanto.

Beaucoup d’entreprises, sans atteindre l’exceptionnel savoir faire de Monsanto, ont pris conscience du fait que l’environnement légal, réglementaire ou judiciaire, n’est pas une donnée mais une variable qui pouvait être optimisée. Les constructeurs automobiles américains ou allemands se battent avec succès contre les limites à la consommation ou à la pollution. Les entreprises chimiques européennes ont réussi à gommer les aspérités de la directive Reach sur la traçabilité. Les grands céréaliers français ont su protéger les subventions qui consolident leurs revenus élevés. Les agriculteurs intensifs ont su minimiser les règles de pollution des nappes phréatiques. L’industrie américaine du tabac a réussi à repousser très longtemps l’encadrement de sa publicité. Les fast foods américains ont évité l’interdiction des huiles polyinsaturées. Les grands industriels français du lait ont été à deux doigts de faire attribuer l’AOC au camembert au lait stérilisé etc…

Le lobbysme est utile pour éviter ou alléger une contrainte légale ou règlementaire, mais aussi au contraire pour l’alourdir, de façon à écarter des concurrents plus petits. Un grand semencier français a réussi à faire condamner une petite association faisant la promotion des semences historiques et tombées dans le domaine public en instrumentalisant une loi rétrograde, un fabriquant de confitures industrielles a actionné la répression des fraudes pour gêner un petit concurrent artisanal et bio, la commission européenne et l’administration française ont construit, sous couvert d’hygiène ou de sécurité, un arsenal de lois et de règlements défavorables aux entreprises artisanales ou individuelles et favorables aux grandes entreprises de production ou de distribution. Un boucher individuel est soumis à des contraintes d’équipement et de froid si coûteuses que sa viabilité est remise en question alors que les steaks hachés en principe irréprochables des très grandes entreprises de viande sont périodiquement contaminées.. Paradoxe directement issu du pouvoir du lobbysme.

Le lobbysme stratégique est important dans tous les secteurs : automobile, pharmacie, chimie, agro-alimentaire, énergie, transport, car tous les secteurs ont besoin d’alléger des contraintes, de protéger des rentes, d’éviter de nouveaux entrants, de terrasser des petits concurrents.
Pour être efficace, il doit suivre quelques règles simples.
Première règle : la réalité pourtant légitime de l’objectif poursuivi, qui est la maximisation du profit à court terme, ne doit bien sûr pas apparaître comme étant l’argument essentiel. Il importe de s’abriter derrière le progrès technique ou la recherche (Monsanto), l’emploi, la compétitivité (automobile allemande etc…). Quand le lobby des télévisions jeunesse se bats bec et ongle contre la limitation de la publicité à destination des enfants pour les aliments vecteurs d’obésité, c’est au nom…de la survie de l’industrie du dessin animé français…Grossir pour la culture.
Deuxième règle : « sponsoriser » des études ou recherches qui prouvent l’innocuité du produit ou l’incertitude de ses effets, qui aident les élus ou décideurs « actionnés » et qui peuvent être reprise dans la presse. L’industrie du tabac américaine a ainsi publié de nombreuses études montrant que les effets nocifs du tabac, notamment son caractère cancérigène, n’étaient pas démontrés. Réussir, comme le fait avec succès Monsanto, à bloquer la publication de recherches négatives, ou même à en faire punir les auteurs, est un plus.
Troisième règle : créer des réseaux et entretenir des contacts permanents et suivis avec les élus, les chercheurs ou les journalistes qu’il faut « convaincre ». On ne réussit pas comme Monsanto à faire du président de l’assemblée nationale un allié vigilant avec un coup de fil et un memo. Il s’agit d’un processus et d’un investissement à long terme.
Les lois et règlements, par exemple ceux sur l’environnement et la santé, peuvent impacter si profondément les résultats d’une entreprise que le lobbysme doit être considéré comme un impératif stratégique et un poste d’investissement fondamental. Beaucoup d’entreprises pourraient prendre de la graine de Monsanto en la matière. Le risque est bien sûr celui du dévoilement ou du retour de bâton, comme celui qu’a subi Monsanto avec le documentaire diffusé sur Arte. Mais un documentaire passe et le lobbysme reste, comme le prouve le soutien récent du Sénat Français à l’entreprise américaine.

Il existe cependant une autre posture de lobbysme stratégique : celle qui consiste à collaborer avec le législateur ou les décideurs pour évaluer objectivement risques ou intérêt général, et y remédier ou y contribuer. C’est une forme de lobbysme positif, plus contraignant à court terme, mais plus porteur à long terme car il fait converger l’intérêt de l’entreprise et celui de la société, contrairement au lobbysme classique, dont l’objectif, légitime du point de vue de l’entreprise, est de faire triompher l’intérêt de l’entreprise sur l’intérêt général. Mais ce lobbysme positif demande du courage, de la vision, et de l’éthique.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Excellente analyse qui nous permet
de lire avec d'autres lunettes
l'actualité.

Anonyme a dit…

Merci pour cet article très intéressant. Il donne une excellente explication, concrète et détaillée, du lobbying, à la fois dans sa pratique et par l’importance croissante qu’il représente en terme de stratégie économique d’entreprise.
En conclusion de votre article vous semblez néanmoins faire une distinction entre un lobbying condamnable (celui-là même que vous définissez avec précision) et un lobbying vertueux sensible à l’intérêt général. Permettez-moi d’émettre une objection. Il peut y avoir des causes à défendre qui sont plus belles que d’autres. Ainsi vaut-il peut-être mieux défendre des laboratoires pharmaceutiques dont les produits visent à améliorer la santé (encore que beaucoup d’entre eux sont décriés) plutôt que des fabricants de cigarettes. Pour autant, il n’y a pas de bon ou mauvais lobbying, dès lors que, comme vous le dîtes, l’environnement légal et réglementaire est soumis à des perpétuels ajustements que l’ont cherche à optimiser. Mis au service d’une stratégie d’entreprise, le lobbying doit convaincre avec des arguments pouvant masquer des objectifs réels qui pourraient devenir contre-productifs s’ils étaient rendus trop visibles. Vous évoquez « la maximisation du profit ». En même temps, nous ne vivons malheureusement pas dans un monde idéal et cet objectif n’est pas vraiment condamnable dès lors que c’est tout de même le moteur du seul modèle économique qui fonctionne.

A contrario, il y a, me semble-t-il, de bon ou de mauvais « législateur » (terme générique impropre pour définir ceux à qui il revient de voter une loi, de concevoir une règle ou d’édicter une norme), à la fois par la qualité des décisions qu’ils prennent, bonnes ou mauvaises, mais surtout par rapport à la manière dont ils défendent leurs décisions.
A trop vouloir incriminer les entreprises et jeter le soupçon sur des pratiques utiles pour améliorer la règle de droit, on en vient à occulter les responsabilités du « législateur ». C’est à lui de prendre la décision. C’est de sa légitimité (élection, autorité, compétence,….) qu’il doit tirer sa capacité à s’affranchir des pressions exercées dans le cadre du lobbying. En même temps, fort (normalement !) de sa capacité à expliquer ses décisions, rien ne lui interdit d’assumer ces pressions et, le cas échéant, de s’en inspirer en toute transparence pour se forger sa propre conviction.