lundi 30 juin 2008

Le profit, ange ou démon ?


Les bourses ont chuté lourdement depuis quelques semaines. Et le mouvement continuera, jusqu’à un point bas ou les actions stagneront quelques années. Pourquoi ? Parcequ’après la crise des subprimes, qui a essentiellement dégradé les valeurs financières, l’explosion du prix des matières premières couplée à la certitude d’une récession a convaincu les analystes de la baisse inéluctable des profits des entreprises. Or le profit, cette différence entre les revenus et les coûts des entreprises, est un des paramètres principaux de valorisation boursière. Après avoir connu une explosion vers le haut, dû au pouvoir de prix des entreprises et à la stagnation des salaires, le profit est menacé aujourd’hui. A court terme, par la récession, à long terme par la réintégration aux coûts de tous ces éléments indirects que sont la pollution, la santé, les coûts sociaux. En économie de marché, le profit est le guide des entreprises. Nous sommes recrutés ou licenciés en fonction du profit, les produits ou services que nous consommons et le prix auquel nous les payons dépendent du profit. Les entreprises que nous avons créées ou dans lesquelles nous travaillons naissent, se développent, meurent en fonction du profit. Mais le profit est critiqué. La recherche du profit conduit à la baisse du pouvoir d’achat par blocage des salaires et augmentation des prix. Il est à l’origine de drames humains, comme les délocalisations et les licenciements destinés à le gonfler à court terme, de drames écologiques, comme des pollutions massives dues à une volonté agressive de réduire les coûts, de drames de santé publique, comme les milliers de morts dus à la volonté de profit des fabricants de médicaments, de tabac ou de produits chimiques. Le profit est le veau d’or des grandes entreprises. C’est la malédiction de ceux qui ont la malchance d’être broyés par lui. Il pourrait devenir la malédiction de certaines entreprises. En principe, le profit est la différence entre les chiffres de vente des produits ou des services d’une entreprise et les ressources qu’elle consomme pour les produire. De ce point de vue, le profit est un bienfait. L’entreprise qui offre avec discipline des produits répondant à de vrai besoins fera un chiffre d’affaires substantiel, et, si elle est économe de travail, de capital ou de matières premières, elle réalisera un profit important. Le profit est le fils de l’utilité et de la frugalité. Il permet de maximiser la satisfaction des besoins tout en minimisant l’utilisation de ressources. Pourquoi est-il aussi souvent démoniaque, conduisant les entreprises au pire ? Pour deux raisons. D’abord parce que la comptabilité, et donc le profit, oublie les coûts indirects. L’industrie du tabac a fait des profits considérables dans les pays développés pendant de longues années mais le coût des centaines de milliers de morts dus au tabac n’ont pas été imputés sur ses profits. De même pour les fabricants de médicaments tueurs comme le Vioxx. Monsanto connaît le danger des OGM, mais la poursuite brutale du profit conduit l’entreprise à les nier, et, pire, à étouffer les voix qui l’évoquent. Le coût de la dépollution attend d’être répercuté aux distributeurs de sacs plastiques assassinant la faune marine, aux porcheries industrielles rendant imbuvable l’eau de régions entières, ou aux pêcheurs industriels anéantissant des espèces entières de poissons. Ensuite parce que le profit vertueux (un bon produit fabriqué frugalement, à la Zara) s’accompagne de sa face obscure, le profit vicieux. Pour les entreprises qui disposent d’un monopole, comme EDF ou GDF, la façon la plus simple d’augmenter les profits n’est pas d’être pertinentes et frugales mais de prendre en otage leurs clients en augmentant les prix, comme pour le gaz ou l’essence. Le client, face au monopole, n’a même pas le choix de passer à la concurrence. Il doit accepter sa punition sans se plaindre. Pour les entreprises puissantes et disposant de budgets publicitaires importants, comme Danone, la façon la plus simple de faire du profit est de convaincre les clients que le produit est miraculeux en dépit de ses performances incertaines et de son prix élevé, comme l’a fait Danone pour l’Actimel. Mais les coûts indirects pèseront un jour brutalement sur le profit, des agences indépendantes mesureront les conséquences sociales, écologiques ou de santé publique des produits ou des services, les entreprises ne pourront indéfiniment sans droit de réponse des associations de consommateurs proclamer « leur vérité », les actions collectives des consommateurs deviendront possibles, des régulateurs équitables mais impitoyables bloqueront les excès des monopoles, une vrai concurrence sera établie dans tous les secteurs ou elle est possible. Le profit, ce guide vers l’intérêt général n’a été trop souvent que la mesure de la capacité de certaines entreprises à faire triompher leurs intérêts particuliers, égoïstes, voire sordides ou même criminels sur l’intérêt de tous. Si les coûts indirects sont réintégrés par la force des états, une menace plus grave qu’une récession pèsera sur les profits des entreprises les moins vertueuses. Le profit redeviendra un guide efficace, mais toutes les entreprises engagées dans l’arrogance de la domination ou la manipulation de la séduction verront s’étioler leur profit et leur cours de bourse, au-delà même du krach en cours.

mercredi 11 juin 2008

Quand le lobbysme devient insupportable

Le débat sur la publicité télévisée pour les aliments facteurs d’obésité est révélateur du poids du lobbysme dans nos économies et des stratégies utilisées pour faire prévaloir intérêt particulier sur intérêt général.
L’obésité infantile est un problème croissant dans tous les pays développés, dont la France. Les chaînes de télévision pour enfants sont encombrées de messages publicitaires pour des produits sucrés ou gras qui contribuent d’évidence, même si ce n’est pas la cause unique, à l’obésité infantile. Dans le domaine alimentaire, 89% des messages publicitaires diffusés vers les enfants le sont pour des produits « mauvais » pour la santé.
Après avoir avec succès, malgré l’intervention de sénateurs sensibles aux lobbies, interdit les distributeurs de boissons sucrées dans les collèges, le gouvernement, en la personne de Roselyne Bachelot, décide d’interdire la publicité pour les produits sucrés ou gras sur les chaînes ou dans le programmes enfants.
On aurait pu rêver au fait que les responsables de programmes enfants, soucieux de la santé des jeunes spectateurs, acceptent sereinement cette décision d’intérêt général. Après tout les télévisions anglaises ont accepté avec sérénité l’interdiction de ce type de publicité au Royaume-Uni. Et les télévisions se sont pliées à l’interdiction de la pub pour le tabac quand il a été établi que le tabac tuait.
Au contraire, on a assisté à un véritable déchaînement contre cette mesure de bon sens, de la part des chaînes pour enfants, des agences media et de certains producteurs de dessins animés, et même du ministre de la culture, Madame Albanel.
Ces lobbyistes « pro pub » utilisent trois arguments tactiques pour barrer la route à la ministre de la Santé :
-Le premier consiste à surestimer les conséquences économiques de la mesure, en prétendant que sans la pub pour les produits « d’obésité » les chaînes pour enfants feront faillite, qu’elles ne pourront plus acheter de dessins animés conduisant à la faillite les producteurs, etc. etc.
-Le deuxième consiste à faire douter du lien obésité/pub télé en trouvant quelques soi disant experts jetant un doute sur la relation pourtant évidente entre les deux.
-Le troisième consiste à dire que les annonceurs sont tellement machiavéliques qu’ils sauront contourner la loi qui ne sert donc à rien (pas très sympa pour leurs clients, de les critiquer ainsi).

Des responsables de chaînes enfants, comme Emmanuelle Guibert, de la chaîne TNT gratuite Gulli, ou d’agences media comme Valérie Planchet, sont soudain devenues des expertes de la santé infantile et ont mobilisé les arguments les plus surréalistes pour protéger leurs profits. D’après Guilbert, par exemple, interdire la pub télé ne servirait à rien, car les sociétés comme Mac Do « accueilleront alors des anniversaires dans leurs restaurants ». D’après Planchet, cela ne servirait à rien, car, comme pour le tabac, les annonceurs contourneraient l’interdiction par le hors media. Un certains docteur Tournian, professeur en pédiatrie, mobilisé par les chaînes enfants, affirme : « la cause de l’obésité est exclusivement constitutionnelle… »
On est consterné par la vacuité de ces arguments. Si la pub télé ne fait pas acheter de produits alimentaires facteur d’obésité, et si l’interdiction ne sert à rien puisqu’il existe d’autres moyens permettre de toucher les enfants, alors pourquoi les annonceurs gaspillent-ils leur argent sur les chaînes enfants…On peut penser que des arguments différents sont utilisés pour convaincre le directeur marketing de Mars. Si l’obésité est « constitutionnelle » pourquoi explose-t-elle dans tous les pays développés…
Et quand une directrice du CNRS, Monique Dagnaud, explique qu’il existe un lien entre pub pour produits « sucrés et gras » et obésité et qu’en Angleterre par exemple, les chaînes ont très naturellement acceptées de l’arrêter, le seul argument de Guibert est de dire : « on a en besoin car on est une chaîne privé gratuite ! ». En d’autres termes j’avoue que mon compte d’exploitation est plus important que la santé des enfants pour lesquels je fais une chaîne… Ce que ne dit pas Emmanuelle Guibert, c’est que le modèle économique d’une chaîne enfant gratuite est structurellement précaire car la pub y est limitée (jouet etc…) : les dirigeants doivent faire preuve de créativité pour développer leurs recettes et parvenir à l’équilibre… Au lieu de s’épuiser en combat d’arrière garde « contre » la santé des enfants, les chaînes enfants devraient plutôt travailler sur des modèles leur permettant d’être rentables malgré les obstacles… Sinon, peut-être faudrait-il n’autoriser que des chaînes enfants gratuites…publiques, donc sans pub comme le souhaites notre président ! La chaîne pour enfant deviendrait ainsi une composante clé du service public de télévision…
Les partisans de la pub pour des produits liés à l’obésité font preuve d’une évidente absence de sens moral. Leur attitude illustre l’obsession devenue dramatique pour la défense des intérêts particuliers contre l’intérêt général, et pour le profit à court terme au détriment du long terme. Même Christine Albanel, comme pour démontrer qu’un ministre défend des groupes de pression et non l’intérêt général, a volé au secours des chaînes enfants, en proclamant qu’on n’était pas sûr du lien pub/obésité etc… Ah, la solidarité ministérielle…
On aurait pu rêver : des patronnes de chaînes enfants ou d’agence media se préoccupant vraiment de la santé des enfants, acceptant sans rechigner l’interdiction, et allant même au-delà en proposant sur leurs chaînes une campagne anti-obésité motivant les enfants à limiter leur consommation de snacks ou de boissons sucrées… Mais on n’est pas à Groland ! On est en France !

mercredi 4 juin 2008

L’entreprise est malade, la société souffre

L’entreprise est une forme d’organisation récente : elle a un peu plus de deux cent ans. Elle a connue quelques ancêtres, comme les banques florentines dès le XV° siècle, les « compagnies » (des Indes ou d’ailleurs) de commerce international au XVII°. Mais c’est au XIX° que l’entreprise a connu son essor, avec la notion de responsabilité limitée, de capital, d’actionnaires, de managers, de salariés.

Au XX° siècle, l’entreprise privée ou publique a été le moteur du développement économique et social dans les pays développés (à l’exception de l’URSS ou l’état l’avait émasculée). A la fois lieu de mobilisation de ressources humaines, technologiques, et financières, lieu de production de l’offre vers le marché, communauté hiérarchisée et organisée, l’entreprise a relégué l’état au rang de parasite économique. La majorité des individus « vivent » dans une entreprise. Le chômage, c'est-à-dire l’exclusion du clan, est devenu la principale malédiction de l’individu. Le rôle de l’état s’est effrité et celui du capitalisme financier, des fonds d’investissements aux fonds de pension, s’est affirmé. Les actions sont devenues, à côté de l’immobilier, la principale forme de placement de l’épargne. Les gains de productivité de l’entreprise ont été partagés entre consommateurs, actionnaires et salariés, permettant aux revenus d’augmenter avec régularité au-delà de l’inflation

Depuis quelques années la machine s’est grippée.

Quels sont les principaux symptômes de l’obsolescence de l’entreprise, du moins de la grande entreprise ?

D’abord le pouvoir devenu dominant des managers salariés. Les dirigeants considèrent qu’ils ont propriétaires de « leur » entreprise et se battent bec et ongle contre des tentatives de prises de contrôle, plus pour préserver leur poste et leur pouvoir que dans l’intérêt réel de leurs actionnaires.

Les conseils d’administration, supposés représenter les actionnaires et « contrôler » les dirigeants, sont souvent des chambres d’enregistrement peuplés d’amis et d’obligés, soutenant les dirigeants jusqu’au bout, même quand leurs résultats justifieraient une mise à l’écart rapide dans l’intérêt de l’entreprise.

Symptôme de cette position privilégiée, les dirigeants augmentent leur rémunération de façon considérable : en 2007, les salaires moyens des patrons du CAC 40 ont augmentés de…58%. Les deux millions des francs du salaire du PDG de PSA avaient choqués. Aujourd’hui, il serait considéré comme un nouveau pauvre par ses pairs, qui émargent tous à plusieurs millions d’euros.

Les dirigeants, pour calmer des actionnaires individuels sans pouvoir réel, ou satisfaire des actionnaires financiers, cherchent à augmenter marges et dividendes en limitant les hausses de salaires et en gardant pour l’entreprise l’intégralité du bénéfice des gains de productivité. Parallèlement, toujours dans un souci d’augmentation du profit à court terme, les entreprises pratiquent des stratégies de domination, se créent ou se font attribuer un monopole, et utilisent leur pouvoir de prix pour « créer de l’inflation », bien au-delà des hausses des matières premières qui leurs servent parfois de prétexte pour augmenter leurs marges.

Celles qui ne bénéficient pas d’un monopole n’hésitent pas à faire d’illusoires promesses aux clients avec pour objectif réel d’augmenter volumes et prix. Monsanto prétends que les OGM vont supprimer la faim dans le monde, mais ils servent essentiellement à développer ses marges.

Enfin, le pouvoir des entreprises sur le monde politique est devenu invincible. Les lobbies se déchaînent dès qu’une loi menace leur intérêt même si elle est conforme à l’intérêt général. On l’a vu en France pour les OGM. On le verra pour la loi de modernisation économique, ou le producteurs se battront pour les lois Galland et Raffarin, les distributeurs pour la loi Royer et tous se ligueront contre les envahisseurs Teutons du hard discount ayant le culot de proposer des produits de qualité, sans marque, à des prix bas. Aux Etats-Unis, les dépenses de lobbying et le nombre de lobbyistes ont été multipliées par dix en dix ans. Les organismes de régulation des monopoles, comme la FTC aux Etats-Unis, ont été émasculés par un exécutif aux relations incestueuses avec les grandes entreprises. Seule la commission européenne fait de la résistance et tente de préserver un semblant de marché, mais sous les huées. L’état a abandonné son rôle de régulateur dans le sens de l’intérêt général, et enfilé les chaussettes de l’obligé complice ou de l’actionnaire repu.

Il existe bien sûr quelques grandes entreprises vertueuses, payant correctement leurs employés et offrant un produit de qualité à des clients satisfaits, comme Toyota, Tesco, Ikéa, Lafarge, Apple, Google, Zara ou Ryanair. Mais elles ne sont pas majoritaires.

Nous vivons aujourd’hui les conséquences de cette évolution. Les salaires stagnent, le chômage est élevé, beaucoup de dirigeants sont déresponsabilisés, les prix augmentent sans frein : tous les ingrédients d’une crise grave sont en train de mijoter. Le mérite et la compétence s’effacent derrière la politique ou la chance. La société se fracture en riches et en pauvres. La différence de potentiel deviens si forte qu’un courant à très haute tension risque d’en griller plus d’un.

Les entreprises et leurs dirigeants ne doivent pas être diabolisés. Ils ne font qu’obéir au précepte d’Adam Smith : maximisez votre intérêt personnel. Mais dans le monde idéal de Smith, la somme des égoïsmes individuels œuvrait pour l’intérêt général, dans notre monde capitaliste moderne, les égoïsmes individuels détruisent l’intérêt général. Le système économique et social centré sur l’entreprise menace ainsi de tomber en panne, déchiré par des tensions brutales dont l’origine se trouve dans la stratégie même des plus grandes de ces entreprises.